Entretien réalisé en septembre 2024 par Katherine et François avec Eric, habitant de St Jean de Braye et militant à Eau Secours 45
Salut Eric, peux-tu te présenter et nous raconter ton histoire de militantisme sur l'eau dans l'Orléanais ?
J'ai découvert l'eau complètement par hasard parce qu'avec un groupe de copains, on avait décidé de se présenter à des élections municipales. Cela m'intéressait qu'on se présente, pour travailler après sur le terrain à St Jean de Braye. L'idée, c'était d'utiliser la campagne électorale pour se faire connaître, pour avoir des articles dans la presse, mais après ça, c'était de s'implanter et de travailler localement avec les habitants. Les élections passées, tout le monde s'est barré pratiquement, il n'y a rien eu. Sauf deux copines : il y avait, dans notre programme, un truc sur l'eau et elles ont décidé de travailler sur la notion de régie. Comme c'était le seul groupe ouvert, j'ai fini par les rejoindre.
Je ne savais pas ce que c'était une régie (entreprise gérée par les fonctionnaires d'une collectivité publique). Pour essayer de comprendre, j'ai commencé à bosser pour qu'on n'ait pas l'air trop cons. Après une formation (Internet fût génial pour ça) on a fini par acquérir certaines bases, en tout cas sur la notion de gestion de l'eau. On a fait beaucoup de boulot militant pour convaincre les habitants de Saint-Jean-de-Braye de passer en régie, pour faire pression sur la mairie et on est parvenu à passer en régie publique – la mairie dira qu'ils avaient déjà le projet de le faire mais pour moi c'est faux, c'est vraiment un rapport de force qu'on est arrivé à créer. Saint-Jean de Braye a fini par décider en 2010 de passer en régie à partir du 1er janvier 2012.
Ensuite on a créé un groupe qui s'appelle Eau Secours, l'idée c'était de promouvoir la régie partout où c'était possible. On s'appelle Eau Secours Orléanais 45, parce que la priorité pour nous c'était l'Orléanais, mais on s'est dit qu'il y aurait certainement d'autres coins, Montargis par exemple, moi j'ai travaillé avec eux après, et plusieurs secteurs du département où la question de la gestion publique se poserait. Et donc l'idée c'était : on aide. Nous on est passé en régie à Saint-Jean-de-Braye mais sur les villes de l'agglo à l'époque c'était loin d'être le cas. Il y a pas mal de collectifs qui sont venus nous retrouver au départ et rapidement on s'est trouvé confrontés au poids des élus. Au départ on a attaqué les multinationales mais en fait on s'est rendu compte que certes les multinationales elles font leur fric, mais que ce n'est pas les multinationales qui décident de passer en gestion privée, c'est bien les élus.
C'est là où on s'est trouvés confrontés à pas mal de difficultés, pas mal de mensonges, pas mal de manipulations. Pour nous une régie publique c'est une régie publique où les citoyens sont au minimum co-décideurs. Il faut savoir que la totalité des dépenses de l'eau sont payées à partir des factures des usagers et des usagères. Comme les dossiers sont hyper complexes, la plupart du temps c'est les services qui orientent. Dans la gestion de l'eau il n'y a pas de formation publique. Tous les ingénieurs sont formés par Suez ou Veolia. Ils ont donc déjà une culture d'entreprise au départ. Sans être forcément des magouilleurs ils sont conditionnés : l'entreprise c'est la réponse à tout et à toutes les difficultés. C'est ça qui a été le plus dur. C'est pour ça qu'on a commencé à se former, en permanence, pour pouvoir contrer ces gens-là sur leur propre terrain.
On a perdu de la spontanéité mais les élus ne pouvaient plus nous traiter de guignols ou d'incompétents, car les services nous reconnaissaient. C'est là qu'on s'est retrouvés confrontés à l'idéologie. On nous accusait de dire que nos projets, nos décisions, c'était des décisions idéologiques. Sauf que quand on leur prouvait vraiment que la partie qui était en gestion publique revenait beaucoup moins chère que la partie qui était en gestion privée, leur réponse était de dire c'est parce que le public est concurrencé par le privé qu'il est efficace. Donc il faut du privé. C'est là qu'on s'est trouvé confronté à des élus qui, quand tu les regardes comme ça en tête à tête, te disent « oui oui oui vous avez raison, il faut que les citoyens soient associés, il faut qu'ils aient davantage de pouvoir ». Mais quand il s'agit de voter, ils votent au contraire de ce qu'ils se sont engagés à faire. Il n'y a pas beaucoup d'élus qui nous ont aidés, sauf ceux de l'opposition, par exemple à Orléans. Mais les gens qui sont au pouvoir, c'est compliqué. On a même eu une commune Saran qui était pourtant adhérente à Eau Secours et qui a fini par voter le projet de la métropole qu'on combattait. Sur le mode de gestion, on s'est quand même pris pas mal de claques. Il paraît, il y a pas mal de gens qui nous ont dit que si on n'avait pas été là, tout aurait été privatisé. Tout aurait été filé à Suez ou Veolia. On a maintenu les villes qui étaient en régie dans la métropole, il y a vingt-deux villes, il y en a treize qui étaient en gestion privée, neuf en gestion publique. Ces neuf villes qui ont été maintenues, a priori c'est suite à la pression qu'on a pu exercer.
Il y a d'autres trucs qu'on a pu obtenir. Par exemple il va y avoir une commission de contrôle financier, c'est-à-dire qu'ils vont vérifier les comptes, ça s'appelle le RAD, Rapport d'Activité du Délégataire, un truc qui est long comme ça avec tous les comptes de l'année. La commission fait un contrôle financier et elle est habilitée à aller dans l'entreprise, à demander des documents, etc.
Maintenant où on s'est fait bananer, c'est que le pouvoir des usagers, il n'y en a pas.
C'est quoi la différence concrètement entre une régie publique et une régie privée ?
Ce serait le même métier s'il n'y avait pas de contrôle. Normalement, une régie, tu exerces des contrôles constants. Dans une régie qui fonctionne vraiment comme nous : tu connais les difficultés, tu sais en permanence ce qui est fait, tu peux contrôler ce qui est fait. St Jean de Braye, quand on est passé en régie, on s'est aperçu que les canalisations, il y en avait plein qui auraient dû être changées, qui n'avaient jamais été changées, il a fallu refaire les trois châteaux d'eau. Les vannes qui servent à isoler les quartiers, et bien une sur trois étaient cassées. Cela veut dire qu'il y a plein de boulot qui ne se voit pas, qu'on a théoriquement payé du temps de la délégation de service public mais qui n'a pas été fait et qu'il a fallu repayer une deuxième fois. Dans cette histoire-là, l'opérateur il n'est pas sanctionné et ce n'est pas normal.
Pourquoi ?
Je ne sais pas comment dire, d'abord il n'y a pas eu d'audit à la fin, il n'y a pas eu de contrôle... c'est des gens du même monde en fait, ça se tutoie, ça va partager des cocktails. Tu vas voir la multinationale qui va financer une équipe de sport et c'est comme ça que ça se passe. Il n'y a pas de contrôle, on se fait confiance sauf que dans la réalité, les mecs ils ont fait du fric sur du travail qu'ils n'ont pas fait. On ne peut pas toujours parler de corruption, même s'il y a des endroits où il y a eu de la corruption. C'est pas systématique mais en fait il y a des habitudes, il y a des trucs.
C'est quoi le problème principal de la délégation de service public pour toi ?
Le problème principal quand tu passes dans le privé c'est la mémoire, moi j'appelle ça la mémoire de l'eau parce que la connaissance du fonctionnement des canalisations ou du château d'eau, c'est important. Savoir au niveau géologique par exemple s'il y a du calcaire karstique dans les sous-sols, une fissure etc, tout ces trucs là les mecs qui étaient au courant, on les a dégagés parce qu'il fallait faire des économies et du coup t'as plus personne de spécialisé. Tu te retrouves avec un opérateur qui fait son rapport parce que c'est obligatoire chaque année, les élus ils lisent et voient si ça correspond à peu près au cahier des charges mais les mecs ils marquent ce qu'ils veulent, comment vérifier ? C'est le problème du mode de gestion privée.
A la métropole d'Orléans depuis le 1er janvier 2024 il y a les deux modes de gestion : publique et privée. Il y a donc une régie unique qui regroupe les 9 communes qui étaient avant en régie individuelle et une délégation de service publique unique qui regroupe les 13 communes dans le privé. La partie en régie c'est le service de la métropole qui envoie les mecs faire le boulot, donc ils savent concrètement ce qui est fait puisque ce sont des salariés avec des orientations qui sont données. Donc ils savent bien les dépenses, ils savent bien les difficultés, ils connaissent bien au bout d'un moment. Et en fait tu te rends vite compte que t'as pas intérêt à tarder sur la maintenance. C'est-à-dire que tu changes quand ça coûte pas trop cher, si t'as une canalisation qui commence à lâcher tu vas pas attendre qu'il y ait des dégâts monstrueux pour le faire. Alors que l'opérateur privé, ce qui se voit pas, il ne le fait pas. Dans les contrats, ils sont assez habiles, il y a marqué qu'en cas de grosse casse, c'est plus leur responsabilité, c'est à la mairie de faire les travaux. Ça veut dire : petite fuite, c'est l'opérateur qui paye. Mais du coup l'opérateur il a intérêt à attendre, objectivement. Je ne dis pas qu'il le fait volontairement, mais dans la réalité, c'est vachement plus sympa pour lui parce qu'il n'a pas les travaux à faire quand il y a un gros problème. C'est comme ça et ça veut dire qu'en tant qu'usager, tu payes pour les dégâts supplémentaires qui ne sont pas prévus.
Toutes les dépenses de l'eau, y compris tous les salariés, qu'on soit en gestion publique ou privée, sont payés à partir des factures d'eau. Il n'y a pas de salarié public. Les mecs qui te disent que quand on va passer en régie, ça va coûter plus cher, c’est pas vrai. C'est notre budget eau qui paye et en général en régie ça coûte beaucoup moins cher. Parce qu'un opérateur privé, par exemple à Montargis à un moment où c'était 14 salariés, en fait dans la réalité ils étaient 9. Donc la surfacturation elle est là, mais elle est légale dans la mesure où les élus ont donné leur aval à ce truc-là et qu'il n'y a pas de contrôle vraiment exercé.
C'est là en fait où ça déconne, c'est qu'il y a des projets qui touchent tout le monde. Il y a un exemple actuellement : à Ormes, La Chapelle Saint Mesmin, Ingré, leur eau est polluée complètement par les intrants agricoles. Donc pesticides, nitrates, atrazine, pourtant interdite depuis 2001 ou 2002, donc ça fait un petit moment, mais en fait ça ne s'élimine pas, c'est un petit peu comme les PFAS, c'est des trucs que tu retrouves dans l'eau pendant je ne sais pas combien de temps. Avant il y avait des solutions qui étaient trouvées, c'est-à-dire qu'ils mélangeaient des eaux différentes. Ils avaient un captage qui était à peu près en état et un captage pourri avec des qualités d'eau sous les normes de toxicité ou de danger. Dans ces cas-là, tu peux les distribuer. Sauf que maintenant, les captages qui étaient à peu près potables, le taux de nitrate et le taux de pesticides augmentent. Donc il y a un moment c'est le bordel et il va falloir une solution industrielle qui va coûter une fortune et c'est tous les habitants de la métropole qui vont payer pour ça.
Autre exemple : au niveau des captages, globalement il y a une amélioration. Mais comment elle a lieu l'amélioration ? C'est pas parce que la qualité des nappes est meilleure, c'est qu'on abandonne les captages et qu'on va creuser plus profondément. Première chose, effectivement, tu arrives sur des nappes qui ne sont pas polluées, donc du coup tu as la meilleure qualité. On va acheter l'eau d'une autre commune, c'est à dire qu'on va mélanger avec l'eau d'une autre commune qui elle, a un captage qui est plus profond, qui n'est pas encore pollué. Ingré, ils avaient une eau qui était polluée par les nitrates et les pesticides. Ils ont deux captages, ils ont installé une usine sur chaque captage. Donc c'est des usines, c'est des résines et puis du charbon actif pour virer les pesticides. En fait ça a augmenté la facture de 42% pour les habitants d’Ingré. Je précise qu'il s'agit de pollutions agricoles mais ce ne sont pas les agriculteurs qui ont payé.
A t'écouter on a vraiment l'impression qu'on est coincé dans ce système qui fait de la pollution une opportunité pour l'industrie de l'eau et que les deux s'entre-alimentent, non ?
Il faut bien se rendre compte qu'il y a 40 ans d'inertie, c'est-à-dire que tu arrêtes de polluer maintenant il y a deux générations derrière nous qui vont se taper de l'eau pourave. On est en train d'augmenter les normes, ce qui est normal d'ailleurs : il y a 1 300 000 molécules chimiques et en général on en cherche au maximum 400 et quelques. Aujourd'hui l'Europe demande qu'on recherche davantage de produits. Du coup ces produits, on va finir par les trouver. Et quand on va les trouver, il va falloir les éliminer. Le problème c'est qu'il y a plein de captages dans ces cas-là, on ne devrait plus en distribuer l'eau. Cela veut dire qu'il faut faire de la prévention maintenant. Parce que sinon, s'il faut construire une usine pour nettoyer l'eau, c'est des trucs à nano ou ultra-filtration, d'ailleurs ça bouffe pas mal d'énergie. Ce qu'il en ressort ce n'est même plus de l'eau... on a besoin de la reminéraliser derrière. Alors ça dépollue effectivement, sauf que ça coûte une fortune. Pour une commune de 10 000 habitants ça peut doubler la facture d'eau. Tu vois ? C'est les technicistes qui nous balancent cette solution à court terme.
Effectivement, on est pris en otage avec ça. Parce qu'il n'y a que Suez, Veolia et Aqualter qui font cette usine là, ils installent ça clé en main et ils gèrent. Sauf que ces usines sont valables pendant vingt ans, au bout de vingt ans, hop, il faut changer. Et puis tu as 15% de l'eau qui sert à nettoyer les filtres qu'ils rebalancent tel quel dans le milieu naturel, c'est à dire que tu enlèves les polluants pour le robinet mais tu enlèves pas les polluants pour le milieu naturel.
Comment on en est arrivé là ?
Au départ, l'eau à Orléans, ils mettaient juste du chlore. Les trois captages historiques de la ville d'Orléans, on tape à 19 mètres de profondeur, c'est une circulation d'eau souterraine de la Loire, donc on est dans des sols karstiques. Et en fait, par exemple, quand tu as une pollution à Jargeau, trois ou quatre jours après, les captages de la ville d'Orléans sont pollués. Mais avant on analysait pas les trucs, c'est-à-dire que tu avais l'eau, on mettait juste du chlore dans les tuyaux pour éviter le développement de bactéries. Aujourd'hui avec les analyses on sait qu'en fonction du niveau de la Loire la concentration des polluants est plus ou moins importante. Il est inutile de te dire qu'en été, en période étiage lorsque les eaux sont basses, c'est une catastrophe. Parce que si t'as des usines qui rejettent des eaux usées qui arrivent régulièrement et qui ne sont pas filtrées, alors la concentration de trucs pollués dans la Loire est importante. Même si l'eau qui arrive dans les captages d'Orléans est filtrée partiellement par les alluvions, le calcaire, les fissures, il y a quand même des saloperies qui passent là-dedans. Donc ils ont décidé de nettoyer l'eau avant de la distribuer. Nous, mauvaise langue, on considérait que le marché était assez bien réparti.
Pourquoi ça ?
Parce que c'est encore le cas actuellement dans les communes en délégation de service public. Tu as les eaux qui arrivent au robinet et après ça tu as les eaux usées. L'eau du robinet, tous les tuyaux sont filés à Suez. Par contre les stations d'épuration sont refilées à Veolia. Comme c'était peut-être pas suffisant pour Veolia, ils ont en plus la gestion de l'assainissement non collectif. C'est les gens qui ont leur propre petite station d'épuration chez eux. Et du coup c'est Veolia qui est chargée de suivre ça. On nous accuse d’être de mauvaises langues, parce qu'on voit le mal partout... évidemment que nos élus ne pourraient pas favoriser d'entreprise (rires).
L'actuel maire d'Orléans, il te dit par exemple qu'on a deux beaux fleurons français : Suez et Veolia. Ils s'exportent bien à l'étranger mais pour qu'ils continuent à s'exporter à l'étranger, il faut qu'ils aient les reins les plus solides possible et pour avoir les reins les plus solides, il faut passer des contrats avec eux localement. Quand on parle d'idéologie, c'est ça en fait. C'est-à-dire que l'argument, même sans stigmatiser, il est prouvé qu'il y a eu 40, 50, 60 % de surfacturation par rapport au coût réel du service. Les élus sont au courant de ce truc-là. et ils ont quand même renouvelé leur confiance à l'opérateur privé derrière.
A Olivet il y avait Veolia, il y a un groupe qui s'est monté là-bas, qui s'appelle ICEO. Ils ont vraiment attaqué Veolia par rapport à la durée du contrat. Il y a eu un arrêt célèbre, Olivet est une ville qui est connue par les militants « eau » car à la suite du combat qui a été mené là-bas, tu ne peux plus avoir de contrat qui dépasse 20 ans alors qu'avant tu pouvais avoir des contrats de 99 ans. A Brest il y avait même un contrat avec un début de date, mais pas de fin. Ça pouvait être pour l'éternité. Donc voilà ils se sont mobilisés et en fait ils se sont aperçus après que Veolia, il y avait une surfacturation énorme. Et la mairie a quand même confié son eau, non plus à Veolia mais à Suez qui fait encore des bénéfices en ayant baissé les tarifs de 40%. Il faut savoir que les décisions sont prises en notre nom, que nous payons la totalité, toutes les dépenses de l'eau. Et donc quand un élu ne fait pas son contrôle et qu'au lieu de payer 1,20€ tu paies 2,20€, je suis désolé, pour nous c'est du vol.
Quelles sont les difficultés inhérentes aux régies ?
Paradoxalement c'est plus dur d'être en régie quand t'es une petite commune parce que l'entretien des canalisations c'est pas donné, le château d'eau c'est pas donné, et ça veut dire que c'est beaucoup plus facile de passer en régie quand t'es dans des intercommunalités ou dans des collectivités assez importantes. Pour Orléans et sa métropole, on n'est pas loin de 300 000 habitants, la masse d'argent qui est versée pour les factures d'eau est énorme. Une commune de la taille de Bou (1000 habitants), quand ils vont acheter des robinets, s'ils en achètent trente pour les cinq ans à venir, ils vont payer à l'unité monstrueusement cher. C'est là-dessus qu'une multinationale est concurrentielle parce qu'ils achètent en très grand nombre.
Mais maintenant les collectivités se réunissent dans un truc qui s'appelle France Eau Public. C'est des villes en régie qui se regroupent. Quand elles font un achat pour un million de personnes, elles concurrencent largement les multinationales et elles ne refacturent pas, elles ne refont pas un bénéfice dessus après ça pour le refourguer à une commune. Les multinationales, ça peut être performant. quand ils ont de l'argent à gagner, ils peuvent être extrêmement performants. Je maintiens, pour nettoyer l'eau, les usines qu'ils fabriquent sont performantes. Sauf que ça coûte une fortune et comme ils n'ont pas de concurrence, ils font ce qu'ils veulent, ils tarifent comme ils veulent. En régie, tu ne peux pas faire de bénéfices. La loi fait que dans la constitution d'une régie, il n'y a pas de bénéfices. C'est-à-dire que s'il y a un trop perçu, ça repart directement pour l'année d'après ou dans les services où on va recruter quelqu'un d'autre, etc. Le privé quand il y a un trop perçu leur discours c'est de dire : vous payez bien une assurance pour votre voiture, vous n'avez pas d'accident, vous ne réclamez pas à la fin de l'année le trop-perçu par la compagnie d'assurance... mais eux en fait les travaux qu'ils ne font pas c'est un trop-perçu, sauf qu'ils ne te le rendent pas.
Le problème c'est que quand il y a des gens qui ne sont pas vertueux, la régie n'est pas forcément vertueuse non plus. Ça là-dessus il faut être clair, pour moi en fait si on parlait vraiment de bien commun, on ne devrait même pas être en régie. C'est-à-dire qu'il faut qu'on raisonne en bassin versant, c'est ce qui se passait autrefois dans certains secteurs, comme en Catalogne, où tu vois des cours d'eau entiers qui étaient gérés collectivement. Quand on parle de la ville Boiscommun (en forêt d'Orléans), c'était des communs. Et je veux dire, si on considère que l'eau est un commun, on devrait même pas dire bien commun, parce que bien, malheureusement, on est capables d'y foutre une valeur marchande.
Je fais partie des gens qui considèrent que l'eau doit être accessible pour tout le monde. Et là, une fois de plus, une régie, normalement, quand elle est bien foutue, ou quand t'as un service qui est bien foutu, il faut que tout le monde ait accès à l'eau, ça veut dire que les gens du voyage, les SDF, il faut que les gens aient accès à l'eau et à l'assainissement. Les chiottes quand tu les fermes à Orléans à 22h le soir, comment tu fais pour aller aux chiottes quand t'es à la rue ? Et encore ça a augmenté, parce que c'était 20h, il n'y a pas très longtemps encore. Mais ça veut dire que les chiottes, les douches, quelqu'un qui est malade, etc, comment il fait ? Bah il est à la rue, il se démerde.
L'opérateur privé, il va te facturer tout ça. Un opérateur privé au pouvoir n'a pas d'intérêt à ce qu'il y ait de la prévention sur les pollutions de l'eau. Ce qui les intéresse c'est de vendre des remèdes et des procédés qu'ils sont les seuls à avoir. Ce n'est plus le mode de gestion où les entreprises se font le plus de fric, mais justement sur ces usines pour nettoyer. Actuellement à la métropole d'Orléans, on peut dire qu'il y a neuf villes en régie, sauf que dans ces régies, ce qui est le plus rentable, la production de l'eau, c'est filé à Veolia. Par contre, la partie qui est chiante à entretenir, les tuyaux, c'est en régie. Donc on a des régies partielles. Ce qui est rentable c'est filé à l'opérateur privé. C'est là où c'est idéologique.
En gros le privé vend des remèdes pendant que le public a tendance à devenir une caution pour gérer les parties dont le privé ne veut pas c'est ça ?
De toute manière la politique de l'eau, je n'hésite pas à le dire, c'est souvent les services qui gèrent et décident parce que leurs propositions ne sont pas vraiment remises en cause. A moins qu'il y ait des élus très volontaires, ça existe : tu as des élus qui des fois sont allés vraiment à l'encontre de leurs services parce qu'ils avaient une idée précise et une conviction politique derrière. Quand t'as affaire à des gestionnaires à la con, leur seul souci c'est : gérer, gérer, gérer. C'est pas gérer pour faire des économies, mais gérer dans le sens tu sais, « pas d'idéologie ». On est « pragmatique » et pragmatique en général ça veut dire souvent « on aime bien les entreprises ». Qu'est-ce que tu veux faire ? Il y a quatre-vingt neuf élus à la métropole actuellement. Combien vont se taper les dossiers sur l'eau ? Très peu. Mais ils vont voter. Tu vas avoir un vote unanime sur un truc qui n'a pas été lu. C'est comme ça.
La réalité c'est que sur vingt-deux communes d'une intercommunalité tu vas avoir vingt-deux dossiers spécifiques. Dans chaque commune, ou « pays » comme on dit, tu as des conditions au niveau de l'eau qui n'ont rien à voir d'un endroit à l'autre. Tu as la nappe de Beauce principale et puis tu as une autre nappe de Beauce captive qui n'est pas polluée. Et puis tu as la Sologne, tu as la Loire... l'eau ne circule jamais de la même manière. Tu prends les nappes du Loiret il y en a sept de polluées et il y en a une seule qui n'est pas polluée c'est celle qui est sous la forêt d'Orléans parce que il y a une couche d'argile au dessus, c'est une nappe captive. La métropole c'est une intercommunalité qui a les moyens, qui a beaucoup de moyens mais même là c'est déjà compliqué. Parce qu'on est en train de faire crever le département, on l'assèche.
Pour en revenir aux pollutions agricoles, c'est la chambre d’agriculture et la FNSEA qui bloquent le truc. C'est à dire qu'ils continuent à polluer, ils en ont rien à foutre de savoir que l'eau d'Ormes est polluée. Parce que le problème c'est que la nappe de Beauce se déverse du nord vers le sud et donc il faudrait pas utiliser de pesticides sur trente kilomètres pour préserver l'eau. C'est pour ça qu'on dit que les usagers devraient être partie prenante parce qu'il faut qu'on finance le changement d'agriculture. Pour moi c'est essentiel que les gens comprennent pourquoi on veut financer des agriculteurs pour changer l'agriculture conventionnelle pour arriver au bio. C'est un service qu'on rend d'abord au niveau de la santé, service qu'on rend pour la qualité de l'eau, service qu'on rend à tout le monde. Ça coûte de l'argent mais ça coûte vachement moins sur le long terme que ce qu'on est en train de faire actuellement, c'est à dire construire des usines, une fois de plus. Or c'est la technique qui nous tue actuellement, le réchauffement climatique c'est lié à tous ces choix industriels. Je pense qu'il y a des élus qui n'ont pas le courage et puis surtout, la FNSEA, tu la balances pas comme ça.
C'est là que les choses deviennent vraiment complexes : quand on fait le lien entre la gestion de l'eau potable et le reste de l'économie
La question de l'eau ça ne peut pas être que l'eau, ça ne peut pas être que le mode de gestion. Moi mon discours n'est plus le même qu'au départ. Au départ, c'était vraiment uniquement l'eau. Mais tout ça, en fait, c'est une globalité. C'est-à-dire que quand on lutte contre l'implantation d'un entrepôt logistique, comme à Mer, d’une ZAC ou d'un parking, comme à Chateauneuf sur Loire, c'est l'eau aussi. Je veux dire, au final tout est lié : il y a une cohérence qui fait que tu dois lutter contre l'implantation d’un parking, contre la déforestation, contre la destruction de zones humides. C'est une évidence, c'est plus que juste l'eau. Alors ça, j'ai du mal à le faire comprendre à mes copains « militants eau ». On arrive dans des trucs où, je n'ai pas forcément les mots, c'est un ressenti. Tous les projets dont on parle actuellement : que ce soit les bassines ou la logistique, le transport, les camions, la pollution de l'air, enfin tout ça, je veux dire, j'y arrive plus, je suis débordé, je sature. Je suis toujours repéré comme « militant eau » mais dans la réalité, pourquoi en fait prioriser simplement les modes de gestion ? Alors que tout compte fait, il y a des moments, très sincèrement, c'est secondaire pour moi.
Je ne suis pas pour le privé, je ne serai jamais, jamais, pour le privé. Mais là, le privé, il ne nous fout pas forcément dans le mur dans les cinq ans ou dix ans à venir. Je lutte pour les régies publiques et citoyennes, pour moi, malgré tout, c'est la réponse. Mais à un moment, je me dis : l'urgence, c'est qu'on continue à construire des infrastructures dont on n'a rien à foutre. Empêcher les projets inutiles c'est ça le plus urgent aujourd'hui. C'est plus destructeur. Les multinationales, elles nous font chier, elles nous emmerdent, elles sont au pouvoir, elles font du greenwashing, tout ce que tu veux, mais ça fait moins de dégâts que Total. Total, dans les estuaires, en Afrique, n'importe où, quand tu vois un petit peu ce qu'ils sont capables de faire, ce que ça impacte au niveau de la population locale directement, il y a des soucis à se faire. Ça n'empêche pas que Suez et Veolia, à l'étranger, ils sont pareils.
On est sur un système qui a pour objet de délivrer une eau buvable aux gens, qui pour exister est obligé de faire toujours plus de technologies, de creuser toujours plus profond, de créer toujours plus d'interconnections, etc. C'est une fuite en avant qui permet aux gens de boire de l'eau, c'est-à-dire au quotidien de subsister. Mais c'est comme si ça permettait au système de se maintenir.
C'est exactement ça. Regarde l'agriculture, la part de maïs énergétique a augmenté, quand on achète l'essence E10, il y a dedans du maïs c'est du foutage de gueule car il faut de l'eau pour ça. Il faut toujours plus d'eau et là on en revient sur les conflits d'usage. Il y a des demandes pour des projets de bassines actuellement en Beauce. La réponse n'est pas encore favorable mais il y a des textes qui sont passés il n'y a pas très longtemps où on parle qu'il faut sortir des tabous notamment sur l'eau en Beauce. Donc je pense que ce sera à l'ordre du jour dans quelque temps malheureusement. C'est l'agroindustrie qui a le pouvoir partout. En fait, nous on dénonce Suez et Veolia à raison, mais pour moi le combat actuellement, si on veut aller vite et au cœur du problème, c'est vraiment la lutte contre ce type d'agriculture qui nous empoisonne.
Est-ce que tu vois des liens entre les multinationales de l'eau, les élus, l'agro-industrie, dans ce département du Loiret ?
Ils ont des intérêts convergents, tous ces gens-là. C'est-à-dire que plus ça pollue, plus on va apporter des remèdes, plus on peut polluer. Quand il y a eu la manif d'agriculteurs à Orléans l'hiver dernier où il y avait 150 tracteurs et ils ont fait une mini-bassine à côté du parvis de la cathédrale. Nous on y est allés, on était quatre. Il se trouve que quinze jours avant on avait fait un débat sur la qualité de l'eau à Orme et les agriculteurs de la FNSEA étaient venus foutre le bordel pendant le truc parce qu'on y défendait le bio et qu'on était cent-cinquante ce jour-là, il y avait quand même du monde. Et on se retrouve nez à nez avec eux à Orléans c'était assez bizarre. On entend au micro : « ne cédez pas à la provocation ». On se retrouve entouré par les renseignements territoriaux. Tu as tous les élus qui sont là, avec leur écharpe. T'as des élus du PS, des élus départementaux, t'as le député Ramos qui est soi-disant pour la bouffe saine etc. Là oui il y a collusion sur quelque chose de très visuel car ils ne sont pas obligés d'être là. On parle d'avoir de plus hautes contraintes environnementales mais quand il y a des élus qui sont à côté des agriculteurs comme ça pour moi ce n'est pas qu'un symbole. Pourquoi ils sont là ? Un salarié agricole vient nous voir et nous dit : « bah moi c'est mon patron qui m'a demandé d'être là parce qu'il faut qu'on fasse masse... moi tant mieux aujourd'hui, je viens, je bosse pas, je suis payé ». Et il me dit : « mais il y a un collectif antifasciste dans le coin ou pas ? Parce que c'est pas à Orléans, c'est en pleine Beauce qu'il en faut, c'est tous des fachos c'est n'importe quoi ». Il n'y a pas un habitant non blanc – sauf les saisonniers – dans la commune, mais ils votent quand même Zemmour ou Rassemblement National.
N'est-ce pas au sein des agences de l'eau qu'élus, industriels, agriculteurs et protecteurs de l'environnement sont sensés se rencontrer et débattre ?
Moi je ne suis pas dans les trucs liés à l'Agence de l'eau, enfin liés en tout cas au SAGE, au SAGE de Beauce, ou au SAGE du Dhuy et du Loiret, je suis pas là dedans. Donc je peux pas te dire. Ce serait sans doute plus intéressant de poser la question à des gens de Loiret Nature Environnement qui sont eux, par contre, représentants d'usagers là-dedans. Ceci dit, ils n'ont aucun pouvoir mais par contre ils sont témoins. Nous on voulait siéger dans ces instances. C'est même la direction départementale du territoire qui nous demandait d'aller là-bas pour aller remuer un peu les choses mais on a jamais eu de réponse de la préfecture et ça s'est jamais fait.
Comment faire évoluer les luttes pour contrer tous ces verrous qui empêchent de changer les choses ?
Le problème c'est qu'on coupe : on va parler d'un captage à tel endroit, d'un mode de gestion à tel autre endroit, puis on va parler d'un autre captage pas à la même profondeur, mais avec un autre mode de gestion... et en fait le lien est où là ? Quand tu parles simplement d'une rivière ou de la Loire, il est évident que c'est une entité complète, tu peux pas la couper. C'est pour ça que le fait de savoir d'où vient l'eau de ton robinet, c'est tout con, c'est reconstituer ce truc-là, c'est reconstituer ces mailles qui nous manquent, ces liens qui nous manquent avec les voisins. Je suis désolé, le problème de pollution c'est pas réservé à ici, on a bien un mode de production global. On a des multinationales et des élus qui sont dans une globalité dans la façon de voir leur monde. Et nous comme des cons, on lutte localement sur des trucs sans faire les liens. On se fait avoir.
Je reviens sur un exemple qui est très précis, dans les rapports qu'on a étudié que je viens de me taper, Tu as Veolia et Suez qui te disent qu'eux au niveau de la comptabilité, c'est sur toute une région. Suez, ce qu'ils appellent la région, ça part de la Bourgogne jusqu'à la Bretagne. T'as une partie de la Normandie et t'as une partie du Poitou. Ça pour eux c'est une région. Donc eux au niveau gestion, au niveau fric, ils gèrent à cette échelle régionale. Et nous comme des cons, on fait un truc au niveau local à Ormes. C'est-à-dire que les dépenses à Ormes eux ils n'en ont rien à foutre ! C'est pas leur truc, eux ils sont dans des trucs qui sont complètement globaux. S'il y a des failles à trouver à Ormes, c'est donc pas à Ormes qu'on les trouvera, c'est à l'échelle régionale. Et si on s'oppose seulement en tant qu'Ormes on arrivera à rien, c’est ça notre difficulté.
L'enjeu c'est l'éducation populaire et les liens, de proche en proche. C'est pour ça que Luttes Locales Centre, dans l'idée, je me dis ben ouais si on arrive à fédérer un lien à cette échelle c'est super, on va regrouper. Mais ça marche pas comme ça. Parce que le problème c'est que justement, comme on est très localiste, je vais dire une connerie mais en gros si c'est des gens de Meung sur Loire qui viennent donner leur avis sur l'eau à Beaugency ça va poser problème... On est encore dans ce truc là, je ne sais pas comment expliquer, on a du mal à sortir de ça. Et c'est pour ça moi ce qui m'a changé, c'est l'histoire de la lutte contre le pont à Mardié.
Il faut expliquer que nous on s'est rencontrés sur « Le Village de la Loire », cette ZAD contre un projet de pont sur la Loire. En luttant contre ce projet de pont là, à cet endroit là, entre Mardié et Darvoy, ladite déviation de Jargeau, contournement de l'Est d’Orléans le discours qu'on avait, nous les gens qui avions lancé cette ZAD, c'était qu'en se battant là, on se battait pour défendre ce bout du Val de Loire, mais aussi toute la Loire et son bassin versant, ainsi que le monde qui fait qu'on veut faire cette déviation à cet endroit. D'où notre slogan : contre le pont et son monde.
Moi quand je suis arrivé j'étais sur un truc « eau », purement « eau ». Et en fait ce qui m'a changé c'est vous. Je peux pas te dire autrement, c'est la réalité. C'est à dire que finalement tu dis bah oui c'est vrai. Moi j'avais pas vu tout ça. Moi je voyais mon truc gestionnaire pur et dur : les multinationales il faut les dégager. Et donc ça veut dire que c'était un truc localiste. Le monde du pont au départ tout ça m'a interrogé parce que je voyais pas le truc et puis après tu dis bah oui les transports, les pollutions... je ne tiens plus le même discours et je suis des fois maintenant même souvent en décalage avec une partie des copains militants « eau ». J'ai plus la même vision et je dis d'ailleurs j'ai du mal à couper maintenant car je vois les choses dans leur globalité. Et ça s'arrête jamais quoi. Ouais ça s'arrête jamais.